Jean-Christophe Nourisson

   

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Art public

Textes

2001 Les abstractions architecturales de JC Nourisson. Texte Sylvie Coëllier. (Translate)

2001 Correspondances. Texte de Christophe le Gac. (Translate)

2004 L'événement et la pensée. Texte de Christophe Kihm.

2010 Perception et corps en mouvement. Texte de Catherine Grout.

2010 Des signes urbains non autoritaires. Texte de Christian Ruby.

2010 Hors Champ. Texte de Cécile Meinardi.


2017 Nomologie. Propos sur les dispositifs urbains de JC Nourisson. Texte de Christian Leclerc.

2021 L'incomplétude des choses. Texte de Jean Louis Poitevin.


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Les Abstractions Architecturales de Jean-Christophe Nourisson

Au cours de la dernière décennie, Jean-Christophe Nourisson a réalisé des sculptures abstraites, souvent conçues comme des ensembles qui, sans être strictement in situ, dialoguent avec les lieux d'exposition. L'un des exemples les plus complexes à cet égard fut la construction intitulée Sur les bords, 2ème version... exposée en 1996 dans deux salles en vis-à-vis du Fort Beauregard de Besançon. Dans cette architecture de Vauban, chacune des salles, voûtée et de pierres apparentes, était investie d'un grand plancher lisse et en pente, de 4 m x 4 m, peint d'un rouge franc, prenant possession de l'espace en laissant le spectateur l'appréhender par les bords. Ce plancher, décollé et en pente sur un agencement de pièces de bois recevait, comme en équilibre sur des jeux compensatoires de chevrons, des structures volumétriques de bois poncé à l'extérieur et peint en blanc à l'intérieur. D'un côté, dans l'une des salles, une seule structure parallélépipédique à large ouverture tenait une position assez centrale du plancher. L'autre plancher en revanche accueillait deux structures, plutôt cubiques, aux ouvertures étroites, et reliées par une passerelle soutenue de chevrons accompagnant la pente. Cette passerelle, de petits escaliers menant de part et d'autre aux volumes, des ouvertures disposées comme des portes, le fait que l'on puisse, en raison de leur épaisseur standard, nommer certaines pièces de bois des "chevrons", toutes ces particularités donnaient une connotation architecturale jouxtant la limite de la figurabilité. Dans ce travail, le spectateur peut aisément transposer les structures volumétriques en unités d'habitation, en chambres. C'est cependant par l'abstraction que l'œuvre agit sur lui, mais une abstraction désignant l'architecture (on pourrait dire l'"architecturabilité") comme son champ exploratoire.


Deux interprétations simultanées se déduisent d'une première observation. L'une s'installe par un biais tout physique. Bien qu'il prenne conscience de marcher sur la solidité d'un sol horizontal (solidité qu'il déduit de l'épaisseur des murs Vauban), le spectateur est quelque peu déstabilisé par le soulèvement des planchers et par le décollement des bases des structures volumétriques. La vaste surface rouge basculée et l'importance non négligeable des volumes géométriques font ressortir la minceur de ce qui les retient dans leur équilibre penché. Les embasements, qui devraient être des zones d'assiette et de fermeté, se montrant fragiles induisent un doute, presque un vertige, chez le regardeur bientôt conduit vers un imaginaire : "Et si cette salle dans laquelle je suis, que je perçois comme une unité spatiale, mais dont je ne peux voir ce qui la sous-tend, était elle-même en voie de versement ? Si cette situation, que je domine —car seul un être plus petit que moi pourrait habiter ces chambres—, n'était qu'un maillon d'une situation-gigogne ? Qui m'observe de l'extérieur pendant que j'infiltre mon regard dans ces cubes ? Que sait-on de l'horizontalité ? Les Australiens ne ressentent-ils pas qu'ils ont les pieds au sol ? …"


L'autre interprétation est plus conceptuelle, quoique dépendante de la composition des volumes et des couleurs. Elle pointe la référence implicite à Malévitch, —plus exactement à quelque chose de malévitchien, entre la dynamique des transversales, l'allègement de ce qui peut faire masse par flottement (ce sont indiscutablement des planchers "flottants"), le rouge, le blanc, les rapports de proportions entre les structures géométriques et les lignes qui les relient ou les prolongent. Plus exactement sans doute, ce qui flotte, c'est un souvenir de constructivisme, d'abstraction géométrique avant-gardiste à double détente. D'une part en effet, l'oeuvre en appelle à l'utopie des architectures idéales : dans la coque solide de ces murs Vauban, les cubes et parallélépipède, comme soulevés par les chevrons qui les surmontent, sont telles les maquettes impondérables d'un rêveur borgésien. En même temps, la présence de la fabrique, renforcée par le matériau (le contreplaqué industriel, les chevrons, les enduits blancs), renvoie au pragmatisme très concret d'un fonctionnalisme industriel. Encore faudrait-il préciser que cette visibilité est exhibée par une mise à mal des fonctions architecturales. Il s'agit de déconstruction autant que de construction.


Cette deuxième interprétation n'est pas sans soulever des questions. Quelle est la raison pour laquelle un artiste d'aujourd'hui établirait ainsi une "passerelle" entre son travail et le constructivisme du début du siècle? En quoi est-ce une citation ? Un remake ? D'autres œuvres de Jean-Christophe Nourisson confirment cette référence et la précisent. En 1995, l'artiste commence un ensemble de petites boîtes cubiques de 15 x 15cm, faites de carton épais et brut, accrochées au mur et ouvertes sur le devant sur un photogramme carré protégé d'un verre (5 x 5cm). Disposés en composition aléatoire, les boîtes entrent, mais sans s'y imposer, dans l'espace du spectateur. Ce dernier doit changer de position, isoler chaque cube identique, pour deviner quelle sculpture marquante du XXe siècle aurait laissé sa trace en petite ombre blanche sur le papier noir : la Guitare de Picasso, le Contre-relief de Tatline, le Modulateur espace-lumière de Moholy Nagy… Ce principe du photogramme est bientôt repris par l'artiste avec des choix qui en affirment les intentions. Pour Manifestes, de 1997, par exemple, les boîtes se sont un peu agrandies et paraissent de loin des "carrés noirs sur fond gris clair". Sur les carrés en question, le spectateur peut lire, —avec effort toutefois, car la casse des lettres est réduite et l'utilisation du photogramme en "mange" un peu la netteté—, les grands manifestes qui ont ponctué la suite des avant-gardes. Les Résidus de 1997 et 1998 gagnent en dimensions (100 cm x 130cm), mais aussi en planéité : sans volumes dans lesquels ils s'insèreraient, ils paraissent se mesurer à la peinture, à moins que ce ne soit à la photographie. En fait leur iconographie de référence est l'architecture : l'une des séries montre la trace des architectones de Malévitch; une autre, de mêmes dimensions, les mises en espace de l'abstraction géométrique dans les expositions expérimentales qui ont fait événement. Le photogramme se réfère donc à un pan de l'histoire de l'art moderniste en tant que procédé (Man Ray, Christian Schad, le Bauhaus) et en tant qu'iconographie (la sculpture de 1912 à 1940 environ, l'architecture, les expositions, les manifestes). D'autre part il glisse un regard sur la constitution de cette histoire par le biais de la reproduction, car ce sont évidemment des photographies découpées qui ont permis cette authentique trace de la lumière sur le papier photographique. Par ailleurs, constructions ou photogrammes, les œuvres de Jean-Christophe Nourisson s'appréhendent presque toutes d'une manière qui garde des analogies avec le minimalisme, c'est-à-dire de façon physique, "phénoménologique", en raison des proportions, de la disposition dans l'espace, de la balance qui se crée entre ses volumes et le déplacement des spectateurs. La "passerelle" qui relie le début du siècle au présent de l'artiste fait une arche vers Judd. Une meilleure métaphore serait peut-être de dire que l'œuvre décrit une situation-gigogne : dans l'abstraction géométrique - laquelle inclut le minimalisme - s'inscrit comme un noyau de sens quelque chose du constructivisme/suprématisme, ou plus précisément, d'une modernité qui vit se substituer en sculpture le volume à la masse, qui fit surgir en peinture le plan, et en architecture l'espace.


L'œuvre se réfère en somme à cette histoire de l'abstraction qui a poussé à son extrême l'idée de modernité, c'est-à-dire cette même modernité qui a suscité, avec sa surenchère des avant-gardes, l'accusation de souscrire à une téléologie par nature utopique. Dans Le partage du sensible, Jacques Rancière en resitue les enjeux dans une perspective politique déterminée par le mode d'apparition des arts. L'argument du philosophe s'adresse d'abord au discours artistique dominant vis-à-vis de cette modernité qui a centré sur l'autonomie de la peinture son propos, en affirmant qu'elle cherchait sa définition par sa spécificité, laquelle était la planéité. Ecartant la validité de cette prétendue recherche définitionnelle, le philosophe rappelle que quel que soit le contenu attribué au plan, son registre d'apparition en soi est politiquement signifiant, et lié historiquement à une modification globale concernant le "partage du sensible". Il faut le citer : "Cette peinture, si mal dénommée abstraite et soi-disant ramenée à son médium propre, est partie prenante d'une vision d'ensemble d'un nouvel homme logé dans de nouveaux édifices, entouré d'objets différents. Sa planitude est liée à celle de la page, de l'affiche ou de la tapisserie. Elle est celle d'une interface. Et sa "pureté" anti-représentative s'inscrit dans un contexte d'entrelacement de l'art pur et de l'art appliqué, qui lui donne d'emblée une signification politique."1 En montrant plus particulièrement la continuité structurelle entre la page et la "surface des signes peints", dans une vision globale des catégories de partage du sensible depuis Platon, Rancière montre comment la planéité de la page et de la peinture instaure un système de formes égalitaire que ne peut avoir le système imitatif et perspectif qui assigne une place hiérarchisée au regardeur comme au représenté. La "surface des signes peints" et a fortiori, ajouterons-nous, la page blanche, le plan monochrome, ne sachant "à qui il faut ou il ne faut pas parler, détrui[sent] toute assise légitime de la circulation de la parole, du rapports entre les effets de la parole et des positions des corps dans les espaces communs"2. Nous pouvons au demeurant trouver chez Mallarmé, cet instaurateur de l'abstrait en écriture, le témoignage de l'effet de cette interface comme conscience d'une liberté de partage communautaire issu de la forme même. Dans un article sur  Manet (l'auteur des "premières œuvres modernistes, à cause de la franchise avec laquelle elles avouent les surfaces…"3), Mallarmé écrit : "La participation de couches sociales jusque-là ignorées à la vie politique de la France est un fait social qui fera honneur à la fin du XIXème siècle. Un parallèle se rencontre dans les arts, les voies ayant été préparées par une évolution à laquelle le public attacha avec une rare prescience, dès sa première manifestation, l'épithète d'intransigeant qui, dans le vocabulaire politique, signifie radical et démocratique."4 Dans cette démarche intransigeante, radicale et démocratique, le suprématisme et le constructivisme ont articulé le plan jusqu'à l'ouverture de l'espace, lieu de partage du sensible par excellence, auquel il fallait garder sa neutralité et sa clarté égalitaire. Car c'est bien ainsi que la nouvelle sculpture inaugurée avec la guitare de Picasso de 1912 s'articule au plan mural de l'architecture. Découpant une feuille de papier, de carton, de tôle, Picasso transforme l'interface page/toile en la pliant, transmutant ainsi d'emblée la masse par laquelle se définissait la sculpture en une volumétrie ouverte à la lecture du spectateur. Cette volumétrie, Tatline s'empresse de s'en emparer pour l'inscrire, avec son célèbre Contre-relief, dans l'espace réel partagé et déterminé par les plans des murs. Ce sont ces mêmes surfaces déterminant la transparence et le partage de l'espace, l'idée d'un "mobilier" par plans, l'articulation de la page blanche à l'architecture (chez les conceptuels) qu'ont réactivé les minimalistes, découvrant avec bonheur un constructivisme longtemps occulté par le politique (à l'est comme à l'ouest), timbre originel de l'architecture moderniste qui les entourait.


            Si nous revenons maintenant à l'œuvre de Jean-Christophe Nourisson, nous pouvons savoir ce qui mène un artiste d'aujourd'hui à refigurer iconographiquement, sémantiquement et "abstraitement" l'histoire de l'abstraction. Nul n'ignore l'impact qu'a eu la mise en doute du discours moderniste au cours des deux dernières décennies. Elle ne fut que la traduction en art de la fin des grands récits téléologiques postulant dans un avenir plus ou moins proche la fin heureuse de l'histoire (chrétienté, hégélianisme, marxisme, progrès des avant-gardes jusqu'à la disparition de l'art dans la vie). Or cette fin ces récits qu'a énoncée avec justesse Lyotard5 a mené à deux visions du postmodernisme. Pour Lyotard, pour ceux qui ont déconstruit ces récits, il s'agissait de continuer sans leurre une connaissance de l'homme sur lui-même et sur les rapports qu'il entretient avec les autres hommes et le monde. L'autre vue a consisté à tirer parti du doute sur les valeurs qui étaient étayées par les dits grands récits, jusqu'à clamer l'annulation de toute valeur dans un éclectisme généralisé, position qui a vite révélé sa stratégie visant à susciter la fabrique de modes spectaculaires, à créer des simulations de sens éphémères au profit de la marchandise et de ceux qui la manipulent. La puissance de récupération de ce postmodernisme-là rend la position de l'artiste difficile.


Le travail de Jean-Christophe Nourisson ne marque pas une affirmation simple, mais les tensions d'une construction éthique. Il est "sur les bords". Ce sont les photogrammes, les Résidus, en particulier, qui sont peut-être les plus explicites de ces tensions. Moins propres que les grandes constructions à mener le spectateur vers un imaginaire, ils peuvent être interprétés comme une pure nostalgie du modernisme. La qualité du papier photographique derrière sa fenêtre de verre, la problématique de la trace induite par le photogramme dont l'effet de fragilité apparaît aux bords du noir et du blanc, la disparition du volume dans la blancheur, tout rappelle un "ça a été". Mais si ces aplats blancs cernés de noir et l'écriture tremblée des manifestes marquent le deuil des utopies comme la déstabilisation des planchers dressent la critique d'un fonctionnalisme, il faudrait se garder de n'y voir qu'une mélancolie postmoderne. Ebranlés dans ses fondations par ses visions utopistes dont on a trop vu les revers, en particulier dans les pays où le constructivisme fut le plus radical, l'abstraction géométrique, la modernité qu'elle incarne ont perdu leur valeur de foi. C'est de cette foi dont est fait le deuil, de cette force de conviction qui maintenaient les rédacteurs des manifestes dans leur assurance à assumer le monde. C'est cette assiette qui est déstabilisée. En architecture, la reproductibilité fonctionnaliste, agent de l'univers industriel, n'a pas manqué de transformer l'égalitarisme en démagogie répétitive. Mais ne plus être sûr que les valeurs d'égalité amèneront la fin heureuse de l'histoire n'implique pas qu'il faille désormais se détourner des formes de la démocratisation. Ainsi que l'a souligné Lyotard, les grands récits n'étaient pas de simples mythes mais étaient porteurs d'émancipation. Pour Jean-Christophe Nourisson, il s'agit donc de montrer, par la pratique d'une abstraction conservant la présence du plan et de cet espace où se partage sans assignation hiérarchisante le sensible, la force éthique qui s'était si fortement affirmée lors de sa mise en place première. Si les bords deviennent fragiles tandis que l'artiste reconfigure le plan, c'est qu'ils enrichissent et entrelacent les espaces. Par exemple, les photogrammes des architectones, tout en paraissant réinstaurer la table rase, introduisent à l'intérieur des structures malévitchiennes une infinie variété de suite possibles virtuellement inscrites dans la découpe devenue complexe des limites. Ainsi la reproduction de l'image — en appelant à cette reproductibilité qui semble gérer le postmodernisme — se découvre en soi un facteur d'ouverture. Le fantôme de la modernité rejoint ici l'appel à l'imaginaire qui est si prégnant dans l'ensemble construit au fort Vauban. La modernité avait à cœur de faire rupture avec le passé, et tendait son imaginaire vers la seule résolution de la fin de l'histoire. Tout en affirmant comme position éthique le plan, interface de la page écrite, de la photographie, de l'architecture, Jean-Christophe Nourisson nourrit cette radicalité de ce que l'abstraction géométrique semblait exclure, les retours mémoriels et l'imaginaire.    

Sylvie Coëllier

   
1 Jacques Rancière, Le partage du sensible, esthétique et politique,
Paris, La Fabrique-éditions, p. 20.
2 Ibid., p. 15.
3 Clement Greenberg, "La peinture moderniste", ici dans sa première traduction en français in
Peinture, cahiers théoriques 8/9, 1974, p. 34.
4 Stéphane Mallarmé, "The Impressionnists and Edouard Manet", 1876, in Documents Stéphane
 Mallarmé, présentés par Carl-Paul Barbier, Paris, Librairie Nizet, Vol. 1, 1968.
5 Jean-François Lyotard, La condition
postmoderne, rapport sur le savoir, Paris,
Les Editions de Minuit, 1979.